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Lorette Nobécourt

… et je n’osais pas les déshabiller tu sais, simplement je venais les caresser sous les draps, de temps à autre, en passant, je venais caresser chacune d’elles que je devinais de mes mains, chaque pièce posée là, à l’est du jardin, recouverte d’un drap, comme autrefois dans les maisons bourgeoises les meubles du salon au moment de partir, et quelle saison venait donc de finir et sous l’arcade de quel toit de nuit leur masses claires appelaient-elles dans l’ombre le geste doux ? …

 

… j’étais revenue après un mois d’absence, c’était déjà septembre et la lumière commençait de couler comme elle coule en automne, quelle douceur retrouvée alors, une intensité de douceur qui s’offrait, je fermais les yeux en les touchant, tu sais, je fermais les yeux, pour mieux les découvrir, les sentir, depuis tout ce temps qu’il me tardait de les voir,depuis tous ces mois à les regarder naître sous tes doigts, d’abord en aquarelles, sur les pages gondolées de ton carnet noir, (ta petite boîte de peinture, presque une boîte d’enfant), puis bien à plat sur les grandes feuilles de l’ordinateur, et puis, toute petites, miniatures, les neuf maquettes en plâtre que tu ponçais jour après jour, dehors, tu sifflotais entre tes dents en écoutant les Frères Jacques, il y avait le café de onze heures, c’était simple, je revois tes gestes, je revois ta joie tranquille, nos conversations sous la tonnelle de ta maison ocre, j’étais assise sur le banc de pierre, je regardais tes mains de vieil indien danser sur la matière, cherchant une courbe, une texture particulière, j’aimais cela, te regarder tranquillement les faire devenir dans les jardins de la Villa où s’engouffrait ce printemps qui ne ressemblerait à aucun autre, nous étions loin encore de cette chaleur presque absurde de juillet qui s’écraserait sur les dix- huit tonnes de marbre arrivées de Carrare ce matin-là, ce matin-là à six heures, tu te souviens, neuf blocs de ce marbre blanc imperturbable, au milieu des massifs de lauriers indifférents, dont je me demandais quel miraculeux désir en libèrerait les formes qui s’y cachaient prisonnières à l’intérieur, quelle confrontation physique viendrait à bout de cette apparente hostilité pour délivrer, en les mettant à nu devant nous, la méridienne, la causeuse, la chaise longue, les deux tables basses, (la petite et la grande), le fauteuil à un pied, le totem, les vases et les culbutos…

 

… j’ai vérifié depuis que la pierre est bien cette matière vivante qui s’apprivoise comme on le fait d’un être, et qui chante elle aussi dans le soir quand on la caresse de façon certaine en d’interminables mouvements circulaires, répétés avec l’insistance d’une méditation toute orientale, l’oreille collée au flanc de la matière, alors que tu ponçais, j’ai entendu une musique d’ailleurs, grave et lancinante à la fois, et qui m’a donné la preuve de l’existence d’une vie qui ne se laisse attraper ou voir qu’à la mesure de la confiance qu’on ose lui accorder, et cette confiance vous l’aviez, toi et ces deux-là venus de l’autre côté de la mer, Pierre et Manu, qui taillaient dans lapierre dès six heures, à l’aube, attaquant leurs “cailloux” avec une détermination de forcené, ça aussi j’aimais cela, leur souplesse tendue jusqu’à faire céder l’aridité d’une matière qui ne s’en laissait pas compter, au milieu d’une tempête de poussière blanche qui se déposait sur les arbres comme du givre, avec vous il neigeait à Rome en juillet, je l’ai vu, c’était beau, comme l’étaient elles aussi ces pièces s’élaborant les unes après les autres, jour après jour, sans aucun dimanche, avec seulement cette sorte de rage vivante que vous habitiez chacun à votre manière, cette rage splendide de faire céder les blocs, de les ouvrir en les aimant, d’aller chercher la douceur en leur ventre, y traquant les courbes, les rondeurs, et je me souviens de la méridienne qu’il fallait retourner, je me souviens de cette baleine blanche prise dans ses sangles et qui ondoyait dans les airs au bout de l’élévateur suffocant sous le poids du marbre, et pourtant comme elle semblait légère et gracieuse cette méridienne, je me souviens avoir songé qu’il y avait là du Moby Dick qui vous donnait à tous cette énergie tendue vers l’accomplissement d’une délivrance, de l’achèvement d’une sorte de bataille qu’aucun d’entre vous n’envisageait de perdre…

… et puis je suis partie, je suis partie et je n’ai pas vu vos sourires à la fin, je n’ai pas vu la fatigue imprimer lentement vos corps, je n’ai pas vu vos lassitudes certains soirs, ni peut-être la solitude certains autres, je n’ai pas vu les lumières des bougies la dernière nuit, à l’heure de boire du vin pour honorer cette fête du travail accompli, mais je suis revenue et il y a désormais devant moi cette matière immobile et vivante qui repose dans le soir, je suis revenue et tu m’as emmenée me laisser surprendre par la douceur des formes, et je me suis enfoncée dans ce marbre moelleux avec l’étonnement d’un enfant, parce que ce n’est pas la matière qui fait la beauté ou la douceur de l’objet, mais le geste confiant qui en révèle l’essence même et ainsi les déploie l’une et l’autre — matière et objet - en une indispensable noce, je me souviens que pendant l’hiver tu m’expliquais ces sortes de choses, et c’est exactement je crois comme pour la vie, et c’est peut-être, vois-tu, ce que j’ai appris de plus précieux à la Villa et que toute l’histoire de tes meubles illustre si parfaitement à mes yeux, que c’est bien cette confiance inaltérable en sa propre quête qui révèle la puissance la plus enfouie et la plus vertigineuse de la vie, et qui appelle ainsi à cette irrépressible noce dans l’existence où créer un espace unique pour y déployer enfin l’amour.

 

Lorette Nobécourt, Rome, Septembre 2003

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