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Tentative d'épuisement

Claude Eveno

Trois cent soixante-cinq objets, trois cent soixante-cinq jours, une année sans répit, crayon, pinceau et souris d’ordinateur à la main du matin jusqu’au soir. Un pari forcené, une tentative d’épuisement d’un concept et d’un homme, du design et du designer. Aventure aussi absurde

à première vue que celle de Perec assis à la terrasse du Tabac de la place Saint-Sulpice, écrivant peu à peu sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Une œuvre oulipienne, cela est sûr, où les formes remplacent les mots, mais une écriture quand même, une écriture d’objets, avec un phrasé singulier, un style aisément repérable tout au long du défilé des choses faites à la fin, fabriquées, exposées, données à voir selon

la chronologie implacable de leur conception. Ni un journal de travail, ni un work in progress, mais un récit, utilisant

toutes les ressources d’une mémoire de formes, décantée pour devenir une langue, sortie du contexte ordinaire d’un métier pour aborder une sorte de littérature muette, un roman

de design.

Oui, un roman, avec des saisons ainsi que des parties, des ensembles en manière de chapitres, et un début, un premier objet qui lance l’écriture comme le premier mot qu’on pose sur la page blanche et qui va donner le ton : un bol à thé, réduit à sa plus simple expression, poterie sans fard, matière brute, réminiscence d’objet premier des arts premiers. Un commencement archéologique, comme si l’aventure n’avait pu trouver son début qu’au début même d’une civilisation. Comme si dans les tréfonds d’une mémoire singulière de designer reposaient toujours des formes archaïques, matricielles, venues des temps les plus lointains, avant l’art et l’industrie, proprement hors champ du design. Et tout de suite, l’objet du lendemain, la même forme agrandie pour faire une lampe et ramasser les millénaires qui nous séparent du néolithique dans un raccourci qui donne le rythme et la mélodie du récit : va-et-vient des échelles,

va-et-vient des références, qui vont autoriser la rupture ou le déploiement, l’écart ou la déclinaison. Plus de vingt fois cette forme réapparaît, au service des fonctions les plus diverses (lampes, vases, pots de fleurs, urnes et tabourets), pure ou augmentée de pieds, de trépieds, penchée, coupée, ajourée, mais toujours là pour rappeler l’importance de l’origine dans l’histoire des formes et la nécessité probable, quoique légère et passagère, d’un éternel retour afin de se ressourcer–insistance qui va jusqu’à la sanctification un peu ironique de cette forme simple, soudain présentée en cours de route comme celle d’un « Graal ».

Liste : 55 lampes, 51 vases, 42 tabourets, 29 plats et plateaux, 27 coupes et « réceptacles » divers, 26 pots de fleurs, 24 carafes, 13 verres, 11 miroirs, 9 centres de table, 6 bols et tasses, 6 bougeoirs, 4 théières, 4 cendriers,1 saladier, 1 bouteille, 1 coquetier. Liste très ordinaire pour un designer, même dans sa hiérarchie. Lampes et vases sont des objets privilégiés du design. La singularité n’est pas dans la fonction, excepté pour quelques fonctions qui échappent à cette liste : haltères, abris à oiseaux, formes de détente, sculptures de poche, olisbos, urnes funéraires – encore que certaines d’entre elles commencent à faire aujourd’hui l’objet d’approches de designers. Non, la singularité est ailleurs, dans une série de jeux avec les formes. Et d’abord,  de jeu dans la forme, comme on le dit en mécanique, un jeu dans les rouages, qui met l’objet en difficulté, au bord de l’impossibilité de s’en servir : assises faibles, lignes bancales, des équilibres instables qui se rient des diktats de la question de l’usage – tabourets impraticables, miroirs qui ne réfléchissent aucun contour, vases pour fleurs couchées, bougeoirs assez hauts pour brûler le plafond… L’ironie encore, de telle sorte qu’on peut se demander si l’expérience acharnée n’était pas celle d’une très grande distance prise avec un métier, alors même que la réalisation exigeait toujours plus de savoir-faire, plus de maîtrise des techniques, bref plus de « professionnalisme ».

Cette distanciation est à coup sûr la marque d’une liberté acquise tout au long du chemin, mais déjà repérable auparavant dans certaines réalisations du designer : une Table demi-galet, une Immobile Grande Chaise de conversation, des bancs en forme de vagues pour une place publique ; des détournements de formes aux occurrences ordinairement éloignées du design, puisées dans l’art ou la nature, entre les sculptures de Jean Arp ou Henry Moore et les figures d’un rivage. Le jeu du détournement semble être l’une des marques distinctives d’un parcours déjà ancien qui se confirme ici de manière explicite avec de l’incongruité, c’est le cas des Haltères déclinées en vases, en coupes et qui ne développeront jamais le moindre biceps, de certains Tabourets aussi, dessinés comme des vases, des sabliers ou des tas de pierres, sortes de cairns offerts à la chute probable du téméraire qui s’y assoit. C’est également le cas de la série des Tubes, qui détourne l’univers de la plomberie vers celui de l’éclairage. Mais c’est surtout avec de la poésie que le détournement trouve ici son usage le plus délectable, le plus apte à déclencher une émotion par l’intensité qu’on éprouve à regarder des choses qui semblent venues du plus profond de l’Histoire et d’une rêverie : des Miroirs, ceux qui, en réfléchissant si peu la réalité d’un environnement ou d’un visage, réfléchissent au mieux l’intériorité de celui qui leur fait face. Miroirs qui unissent l’invention technique, la fusion subtile de la terre et du métal, et les souvenirs lointains, ceux des miroirs d’ Anatolie en obsidienne, d’Égypte en cuivre, de Chine en bronze, il y a des milliers d’années, ou ceux d’une enfance peut-être, dont on ne sait jamais rien, mais qui semblent là également pour marquer un temps de pause, écrire un poème dans le fil du récit en prose.

Art et littérature, oui c’est bien cela qui frappe à répétition en suivant le « défilé-roman » de Guillaume Bardet, selon des voies qui empruntent à l’un ou à l’autre. La série des Cuts renvoie directement à la technique du cut-up inventée par William Burroughs, moyen brutal de bouleverser la littérature par collage de fragments de texte, façon de briser la logique ordinaire du langage. Conçus au départ en couleurs, les Cuts sont à l’arrivée de purs télescopages de formes qui effacent, par cette perte chromatique, ce qu’il

y avait de trop facilement réductible à un renouvellement décoratif pour ne plus être que l’exercice d’une manipulation de vocabulaire par association libre, un peu comme une technique freudienne et surtout comme un jeu inventé par les surréalistes pour quitter l’histoire de l’art et de la littérature : Cadavres exquis d’André Breton, Objets irrationnels à fonctionnement symbolique de Salvador Dalí, Objets mobiles et muets d’Alberto Giacometti. Un esprit et une stratégie qui entrèrent de manière fracassante dans le champ du design avec Memphis dans les années 80, mais qu’on retrouve ici apaisés, comme si ces manières étaient devenues un droit simple du designer pour relancer sa recherche. Simplicité de la posture et simplicité des fragments télescopés : l’arrondi et l’anguleux, pour le collage de deux formes de vase ou de carafe – une simplicité qui n’est pas sans rappeler La Cruche de Francis Ponge : « Il nous faut saisir cet objet médiocre (un simple intermédiaire, de peu de valeur, bon marché), le placer en pleine lumière, le manier, faire jouer. »

Les trente Compositions participent également d’une même tactique de subversion légère du design, cette fois par la rencontre, dans un même artefact, d’objets habituellement séparés, rencontre moins violente que celle « d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection », mais tout aussi volontaire dans l’affirmation de la possibilité d’un autre regard sur les choses, d’une autre façon d’envisager leur dessin et leur destin au sein de l’habiter. Elles n’unissent que peu d’archétypes (le vase, la lampe, le plateau, la coupe), mais selon des combinaisons très variées, presque un pari de développer une analyse combinatoire mathématique avec les objets d’une maison, comme on pourrait le aire avec les livres d’une bibliothèque. Les formes se collent ou se rassemblent sur un socle, peu importe, elles sont ensemble et témoignent du jeu de l’habitant dans son intérieur, qui réunit le disparate ou le ressemblant pour se constituer le décor adéquat à sa vie, ses rêves et ses besoins, une mise en relation des choses pour la mise en scène secrète et plus ou moins consciente de son théâtre intime. C’est une mode contemporaine du design de déborder le repli sur soi de l’objet, de sa clôture qui le rend disponible à tout emplacement, vers une théâtralité envahissante qui réduit sa possibilité d’être au service d’une singularité de goût et d’une liberté d’association de tout et n’importe quoi qui fait le charme d’une manière d’habiter. L’habitant est un bricoleur paysagiste de son domaine, il assemble une diversité pour fonder son unité mentale.

On peut considérer les Compositions non comme une solution de designer à cet état de fait – encore moins comme une concession à la mode – mais comme un exercice tiré de la leçon offerte par l’habitant lui-même, comme un travail inspiré par la mémoire des libertés qu’on lui a vu prendre avec le monde des objets, roi solitaire dans son royaume de « cadavres exquis » de choses. Des compositions qui ne sont que de modestes bouquets de design en cadeau d’amitié au savoir-vivre.

Est-ce la conscience de cette dimension paysagère de l’habiter qui a induit la conception d’une série de Plats-paysages ? Toujours est-il que l’idée paraît fort pertinente de donner la forme d’un paysage à ce qui accueille le plus souvent des fruits de la nature, car une telle forme est bien là : des morceaux de géomorphologie, des collines ou des vallons, des creux, des cratères, des confluences. On imagine ces paysages de céramique disparaître en été sous l’amas des pêches et des abricots, en automne sous les grappes de raisin, en hiver sous une pyramide de clémentines. Présences qui nous rattachent au vivant en plein cœur des villes, comme le balancement des branches d’un arbre esseulé au fond d’une impasse.

On imagine aussi la surprise du vide en ces plats, qui n’est pas une vacuité mais toujours une présence de nature par l’évocation du socle où elle puise ses forces. Et donc quelque chose d’infiniment suave, rassurant, un objet pour se sentir encore au monde malgré l’artificialisation grandissante de la terre, une sorte d’artifice contre l’artificiel, un objet qui prend vie avec les saisons, mais qui vit aussi en lui-même en portant toute la sensualité du « sentiment géographique », appelant le plaisir du toucher comme l’herbe d’une prairie à flanc de coteau. Le jeu est ici celui du déplacement. Lequel concerne également les séries de Sculptures de poche, d’Olisbos et de Formes de détente, qui toutes ont encore rapport avec la sensualité.

Ces trois séries présentent des formes que l’on pourrait dire gratuites aux yeux d’un designer. La valeur d’usage est incertaine et n’appelle aucune référence dans l’histoire du design. Les Olisbosne nient pas la possibilité d’engendrer le plaisir qu’on attend d’eux, mais en les regardant strictement sous un angle fonctionnel, c’est plutôt le rire que l’effroi d’un orgasme à venir qui vient à l’esprit.

Quant aux deux autres séries, leurs noms mêmes nous emportent dans un ailleurs du design. Qu’y a-t-il de commun ? D’être des formes libres, des « sculptures » donc, déplacées dans le champ du design, mais surtout d’être des formes pour le toucher comme instrument de la « détente ». Des Sculptures de poche offertes à la manipulation répétitive et apaisante, comme ces chapelets grecs qu’on égrène à l’infini pour décharger sa tension intérieure, des Olisbos à saisir pour se rappeler le repos du corps après l’amour,

et les bien nommées Formes de détente pour se croire dans un monde sans aspérités, aussi poli qu’un galet, dans le même état d’abandon que lui, sur une plage d’apaisement suscité par la caresse de la pierre. Le toucher est un élément essentiel du design, malheureusement trop souvent négligé au profit de la vue dans un temps de priorité accordée avant tout au « spectacle ». Le chemin des 365 objets le prouve sans cesse, non seulement parce qu’il s’agit de matières travaillées par la main des potiers, mais parce que ces trois séries en démontrent l’importance, à la manière d’un manifeste doux et muet, discrètement glissé dans le parcours. La tentative d’épuisement du design est celle de ses limites. Limites entre art et design, entre artisanat et industrie, entre tradition et modernité. Limites elles-mêmes épuisantes tant les théories à leur sujet assomment depuis plus d’un siècle par le ressassent des mêmes poncifs. Plutôt que de se demander ce qu’est le design, il conviendrait de se demander ce qu’est un designer. Et voir, dans la tentative de Guillaume Bardet, celle d’une définition ouverte qui déborde les clivages convenus en ne montrant qu’un discours de la méthode. Car c’est bien de méthode qu’il s’agit, et non des résultats, quand on veut distinguer le designer parmi les conducteurs de formes. Même le rapport à la technique n’aide pas à discerner ce qu’il est.

Parmi les 365 objets, si la plupart s’inscrivent dans les savoir-faire, un peu chahutés, des potiers, plus d’une quarantaine ont été conçus à partir de pliages de papiers inspirés des origamis et les onze derniers ont été pensés, dessinés en fonction des machines d’une usine de fabrication d’isolateurs électriques en porcelaine. Le designer semble être celui qui rassemble toutes les techniques inventées par l’homme depuis la nuit des temps pour en disposer à sa guise. Mais comment ?

Avec une méthode justement, celle qu’on appelle « faire projet » ou « pensée projectuelle », une méthode fort difficile à théoriser car elle ne s’apprend que par la pratique, par transmission en situation de projet. Une chose est sûre, c’est que le travail « par projet » est une quête de liberté formelle dans un maximum de contraintes, un jeu avec la contrainte qui vient des origines industrielles du design, mais qui aujourd’hui est avant tout une attitude et une culture, plus qu’un métier, et donc une possibilité de choisir les contraintes au lieu de les subir, comme l’a fait Guillaume Bardet en assumant la posture du joueur, aussi méthodique et imaginatif à la fois qu’à une table de poker. Artiste, artisan, designer ?

Qui est-il ? Peut-être un parleurde design avec 365 mots.

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