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De l'usage à l'usure

Lorette Nobécourt

Cela commence toujours par la mort. La mort de l’éternité qui nous jette dans le temps. Ainsi viennent les hommes au monde que pétrissent les semaines, les mois, les années. Quatre saisons, 365 jours… C’est une vieille affaire engagée il y a combien d’heures ?

Cela commence par la mort. La mort de son oncle qui le jette dans la question de l’usage des jours -comment faire usage du monde avant qu’il ne nous use ? - , dans la question de l’être. Je me souviens de tout. De l’enterrement du 16 septembre et de l’estuaire de ses larmes en écoutant Luis Mariano, plus tard, quand il commencera de s’épuiser, lui, se souvenant alors de l’oncle. Guiom se rappelant Alain dont la mort l’a précipité dans ce projet vieux de quelques siècles, qui existait déjà en rêve dans la vie d’avant, à Paris ; ce projet de 365 objets qui diraient un peu de ce temps que nous passons à vivre, et qui fuit, disparaît, un peu plus vite chaque année, seconde après seconde, qui fuit, disparaît, sans que l’on sache vraiment vers où ni comment, comme s’il était cette eau toujours issue de la même source, y retournant peut-être, et qui inlassablement coulant et reculant sur la terre de nos rêves, fonde cet Adam que nous sommes.Adam.«L’homme». Mais aussi « l’argile », en hébreu. Ce qui se façonne, se pétrit, et peut-être sommes-nous ainsi cette vaisselle faite de l’eau du temps, de la terre de nos rêves, et qui attend de Dieu qu’Il en fasse usage avant que, de s’user, elle ne se brise.

Ou sommes-nous une fiction ? « Façonner la terre », le mot « fiction »  a la même racine indo-européenne. C’est donc bien de cela dont il s’agit aussi. Et Claude Eveno l’a vu qui dans son texte évoque cette « littérature muette ». Littérature de la matière qui cherche sa langue, comme nous la cherchons tous, pour épeler les  lettres de ce nom secret que nous portons chacun au-dedans. N’est-ce pas ce nom-là que Guiom a commencé de dessiner peu après l’enterrement, aux premiers jours de l’automne 2009 ?

De ce nom-là je sais seulement qu’il est à chacun sa plus haute ambition et sa plus grande humilité. De ce nom-là je sais qu’il est notre singularité la plus singulière. Il est cette porte invisible et muette que nous franchissons, jour après jour, dans la quête d’une liberté choisie mille et une fois, contre le monde, contre les autres, et parfois même jusque contre soi, pour atteindre à ce nom-là justement, secret, miraculeux, où s’élabore une dimension de nous-mêmes plus haute et plus mystérieuse que notre simple réalité d’être là. Une dimension dans laquelle nous ne sommes plus seulement en vie, mais réellement vivants. Où nous entrons dans l’anagramme de l’étreinte qui est l’éternité. Les lettres de ce nom n’ont pas de prix. Elles se conquièrent seul. Il faut du courage et de la force, de la foi même certains jours, pour avancer contre vents et marées vers cet abandon qui ne se délivre que dans l’usure : quand l’homme, ayant été défait et s’étant défait de tout, n’a plus d’usage.

Lors, il se découvre nu et sans honte, parce que sa fatigue l’a mené au-delà, et revenant de l’exil, il entre, par ce désastre, dans une forme de paradis.

Je me souviensde l’un de ces paradis. C’était un soir de grande fatigue soir d’hiver, le second me semble-t-il car il n’y eut pas seulement quatre saisons, mais trois automnes, deux hivers, deux printemps et deux étés, plus de 800 jours pour dessiner les 365 pièces mais aussi les réaliser, accomplir l’ensemble-,le second hiver donc, où nous avancions chacun dans notre solitude, moi écrivant toujours ce livre qui ne peut jamais s’écrire, et Guiom que je voyais s’enfoncer, depuis des mois déjà, dans la roche de son être. C’était loin après la mort d’Alain, c’était déjà par-delà bien des découragements, bien des doutes. Il avait quitté l’espérance de compter sur certains, et nourrissait sa foi de l’enthousiasme de quelques autres, ceux qui ne l’ont jamais abandonné sur la route. Qu’ils en soient d’ailleurs, ici, infiniment remerciés. Les premiers comme les seconds sauront se reconnaître. Il avait choisi d’épeler les lettres de son nom, au risque de tout perdre, affrontant bravement ce risque, et la solitude, le manque d’argent permanent , l’isolement, l’absurdité des choses. Mais sans doute gardait-il encore le secret espoir de faire l’économie d’une certaine perte. Comme nous essayons toujours de le faire, nous inventant ceci ou cela qui nous permettrait de ne pas payer le droit de passage vers l’autre côté. Et refusant délibérément de savoir qu’il faut toujours mourir à quelque chose pour guérir du paraître et accéder à l’être.

Je me souviens de la fatigue de Guiom ce soir-là, et comment le rhum au citron de La Réunion - rapporté par un membre de la famille - achevait de lui arracher un à un ses visages, 365 visages peut-être, qui ont mis à nu ce dernier visage, inconnu de moi, découvert tard dans la nuit, presque timidement, avec ses yeux transparents de larmes, éperdu, tellement nu et seul, et qui était presque au bord de la mort comme on pourrait être au bord de la mer, à l’embouchure de tous les chagrins, dans le vent de son désir épuisé. Il était là, au milieu des vagues, au milieu du temps, si loin de la côte d’où il était parti, et si loin encore de cet autre côté, ce rivage qu’il atteindrait un jour. L’énergie de son désir avait créé les vagues où il luttait alors, mais il ne dominait plus la tempête qu’il avait mise en œuvre. La houle était plus forte que lui. Et comme c’est beau un homme qui renonce à la maîtrise du monde - et découvrant ses limites, partant, rencontre le sien.

Je me souviens de ce visage. Ô combien. Et c’est peut-être le plus beau d’entre tous. C’est celui-là en tout cas que j’embrasse de mes lèvres mouillées par ses larmes, et que je couche tandis qu’il répète, ivre, qu’il va partir dans la nuit glacée - c’est l’hiver - en moto, s’enfoncer dans la grande nuit pour échapper à la solitude obscure qu’il devine, celle qu’un excès d’usage va conduire à l’usure.

La voilà, l’aventure humaine essentielle du projet de L’Usage des jours. La voilà. C’est celle qui conduit un homme à s’user - au point de perdre tout ce qui l’a autrefois rassuré - pour naître à la liberté. La voilà l’aventure : la naissance d’un homme. Sa liberté. Le visage de Guiom, ce soir là : ce désastre qui portait son paradis.

Je me souviens aussi de ses chagrins de corps. Issus de la tension harassante à tenir le projet, à le porter, et qui tendaient petit à petit ses nerfs comme des cordes élastiques jusqu’à presque les rompre. Chagrins physiques dont on sait bien qu’ils dévoilent tous les autres. À l’embouchure de ces désastres et de ces chagrins, Il y a mes pas feutrés dans l’escalier qui monte au dernier étage de notre maison où je me glisse pour aller le consoler, le long des jours fériés sans repos, des étés sans vacance, des samedis gorgés de travail que les dimanches n’essorent plus, qui font de notre maison un désert et créent une « présence absente » contre laquelle la femme en moi et la mère s’impatientent et se cognent. Je peux le dire ici, cette façon qu’a eu L’Usage des jours de nous éreinter jusqu’à l’usure, au point de découvrir à notre lien un ailleurs que nous ne lui soupçonnions même pas. Il m’est même indispensable de les dire, cette lassitude, cet épuisement car que saurait-on de la totalité de la fierté qui est la mienne pour le projet de Guiom, si je les passais sous silence ? Au-delà de tout ce que nous avons traversé, je garde intacte et bouleversante cette émotion de voir un homme oser naître à sa liberté. Et emmener d’autres hommes vers la leur. Car ce n’est pas seulement l’aventure d’un seul homme dont je témoigne ici. Certes, il en fallait de la persévérance pour monter dans l’atelier 365 fois et inventer une langue de 365 lettres avec le projet de former cette phrase inouïe qui ferait usage du monde comme nul autre avant lui. Et que passent les saisons, à découvrir cette grammaire inconnue. Certes , il en fallait. Mais c’est une chose qui ne m’est pas tout à fait étrangère.

Or, d’une tout autre nature est cette foi dont Guiom a fait preuve pour aller convaincre les autres. Non seulement les potiers mais tous ceux qui allaient, de près ou de loin, participer à l’élaboration du tout. Et qui pourra témoigner de ces jours sans fin où, fort de ses 365 dessins, il a accompagné les premiers comme les seconds, faisant de l’usine de Coursange, à Poët-Laval, le lieu de tous ses courages ?

Et ma fierté, mon respect, s’ils s’accordent à l’ambition folle, à la démesure qu’un tel projet suppose, vont sans doute plus encore à la force déployée par Guiom pour rassembler tant d’autres autour de son désir.

Il y eut plusieurs chapitres à la création magistrale de cet alphabet de formes qui, tous, ont été écrits grâce à la puissance de son élan hors normes.

Je situe l’un des tous premiers au rez-de-chaussée de ce qui est devenu au fil des mois, dans notre langage, «l’usine». Plusieurs potiers ont tourné dans cet atelier de fortune fait des deux grandes tentes bleu marine que Guiom avait dénichées aux premiers grands froids de novembre. Et malgré un chauffage un peu médiocre, il me semble qu’ils furent plusieurs à se tenir chaud en dépit du caractère encore très incertain de l’aventure. Un autre chapitre s’est écrit dans l’atelier de Dominique Pouchain qui a généreusement accueilli et le designer et nombre de potiers. Tant de pièces y ont été tournées et cuites.

Il y eut l’atelier de Zélie Rouby aussi, où Guiom allait régulièrement, àTain-l’Hermitage, sur la route de Saint-Vallier, autre lieu de son roman, chez Ceralep, entreprise de la Drôme qui a réalisé les dernières pièces monumentales. Et encore Viviers, avec l’immense atelier de Jean-Luc Allonneau où ont été émaillées, pour finir, des dizaines et des dizaines de pièces.

Et puis bien sûr, le long de tant de saisons, le premier étage de l’usine. Cette immense pièce de trois cents mètres carrés, avec ses vitres anciennes, son exigeante lumière, qui a vu, peu à peu, les 365 pièces s’amasser sur les vieux carreaux de ciment. À quel moment Guiom a-t-il mis un petit cadenas, heureux et craintif pour ce qui était en train de voir le jour de l’autre côté de la porte ?

Je ne sais plus très bien. Mais le code pour l’ouvrir, je m’en souviens : 365.

Il est allé à l’usine. Chaque jour. En est revenu couvert de poussière, de patine, et de toutes sortes de matériaux dont j’ignore jusqu’à l’existence même. Je l’ai récupéré si heureux certains soirs, quand un four avait été ouvert et que les pièces avaient tenu à la cuisson, quand il avait fini d’en gratter une qui prenait la forme exacte qu’il avait imaginée, quand il avait réussi à arracher quelque argent ici ou là pour payer les potiers. Et le jour où la Manufacture de Sèvres a pris la décision de se lancer dans l’aventure, et le prix Bettencourt qui venait couronner son succès ; heureux oui, et parfois presque intimidé de ce qu’il était en train de faire, presque incrédule. Stupéfait. Mais heureux, oui, combien de soirs ! Et cette joie partagée alors, il faut la dire. La mienne aussi de le voir avancer.

Je n’a jamais douté de lui. Il m’est arrivé d’être lasse, épuisée, mais j’ai toujours eu foi. Parce que tout était juste. Les signes étaient là qui me le confirmaient. Toute la façon dont le projet s’est mis en place, d’un hasard à l’autre -n’est-ce-pas ?-, m’a signifié très tôt combien il était accompagné. Du début à la fin.

Cela commence toujours avec la mort, disais-je, mais tout s’achève dans la vie. « Pour être conscient, écrit Bergson, exister consiste à changer, changer à se mûrir - et à mourir aussi -, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même. »

La conscience, c’est cela que Guiom a gagné et qu’il nous a transmis. Ce n’est pas une langue, ni une forme, mais ce qui les emprunte pour se dire. Un certain au-delà de l’usage lié à l’usure, où l’on commence enfin à être.

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